Le patrimoine culinaire helvétique raconté par le menu
Enrichi, actualisé, traduit et illustré, revoici l’inventaire gourmand de nos produits et traditions. Une somme de 700 pages et autant de raisons de se régaler

La viande séchée est une des spécialités du canton d’Uri, connue sous la dénomination de «Dirrs» ou «Tigets».
© Antal Thoma
Un pays d’innovation, la Suisse? Le baromètre de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) en rend compte annuellement. Mais sait-on que si les Helvètes détiennent la palme du nombre d’inventions et brevets per capita, on les retrouve aussi aux avant-postes de la créativité culinaire, souligne non sans une pointe d’humour Paul Imhof à propos du Patrimoine culinaire suisse.
Ce territoire exigu d’à peine plus de 41 000 km² n’a-t-il pas vu naître le cervelas et la cici , le boutefas et le saucisson vaudois, leurs cousines au poireau, au chou, à la be erave ou à la pomme de terre, au foie et au sang, le violino di capra, le lammlidji, la longeole et le gendarme, le chantzet et le schublig, la Bratwurst et les Stumpen (ou cigares) saint-gallois – parmi plus de 400 saucisses?
Et on n’a rien dit, au chapitre fromager, de ses illustres pâtes dures, mi-dures, extra-dures ou molles à croûte lavée, des singuliers Bloderchäs et Surchäs, produits sans présure selon une méthode ancestrale d’acidification naturelle, voire du redoutable Schabziger issu d’une fermentation butyrique, des non moins formidables Zincarlin de la vallée de Muggio ou Mascarplin du Val Bregaglia?
Pains bénits
Et toutes ces inventions boulangères: michons, cressins, pains liturgiques, pains des morts ou pains bénits, protégeant du feu ou guérissant du mal du pays, brioches salées ou toetchés… Et qui se souvient de la flange, ce pain en forme de roue seul connu des Ormonants jusqu’au milieu du XIXe siècle, préparé avec le surplus de saindoux lorsqu’on bouchoyait? Ou de la pâtisserie qui donna son nom à la première ligne ferroviaire du pays (le Spanisch-Brötli-Bahn reliant Zurich à Baden), en 1847?
Du passé, tout cela, de vieilles rece es juste bonnes à ranger au musée? C’est au contraire une histoire qui continue de s’écrire et de se transformer au jour le jour: il s’agit «de savoirs vivants», souligne le comité éditorial derrière l’aventure du Patrimoine culinaire suisse. Ces produits varient et mutent en fonction du goût de l’époque, de ses dégoûts parfois, de hantises nouvelles ou de passions fraîchement écloses. La «céréale précieuse» qui couvrait les champs depuis 2000 ans avant d’être éclipsée par les blés modernes, l’épeautre, regagne désormais du terrain, du fait de son fort potentiel nutritionnel. Devenue politiquement incorrecte, la tête-de-nègre a été débaptisée en français, alors que l’appellation Mohrenkopf demeure en allemand.

Si la rece e de l’Alpenbier appenzellois demeure un secret bien gardé, on sait que ce breuvage est composé d’un mélange de 42 herbes, de fleurs et d’épices.
© Antal Thoma
Pensée magique
Derrière chaque denrée, que d’histoires fascinantes: l’essentiel de ce corpus de plusieurs centaines d’entrées trouve son origine entre 1750 et 1850, un des critères retenus étant le fait d’exister depuis quarante ans au moins. Plus avant, de nombreux couvents et monastères ont aussi laissé de nombreuses traces. Au temps de sa splendeur, l’abbaye bénédictine de Saint-Gall est à l’origine d’une large gamme de produits, avec ses potagers et ses écuries, ses trois boulangeries et ses trois brasseries, ses richesses considérables. Et sa fameuse bibliothèque recèle une des plus anciennes listes, voire la première, des aliments et boissons connus autour de l’an mille.
Le divin mais aussi la pensée magique se côtoient souvent. Appenzell a notamment son électuaire à base de genièvre, réputé éloigner le malheur, chasser les mauvais esprits et protéger de nombreux maux. Non moins étrange, le Magenträs, ce e précieuse poudre aromatique mêlant sucre et épices, connu dès le XVIe siècle et toujours utilisé en pâtisserie, a clairement une vocation thérapeutique à l’origine.
Et au chapitre de la santé, il faut mentionner l’intuition brillante du docteur Maximilian Bircher-Benner prônant un mode de vie naturel, au grand air, inspiré de la frugalité des montagnards: son muesli a entre-temps conquis le monde et en particulier celui de la health food. Autre pionnier, son contemporain Ambrosius Hiltl sera à l’origine du premier resto végétarien d’Europe: le Hiltl, une institution plus que centenaire.
Le Sugus, friandise du Nouvel An en Chine
Voici enfin explorés les mystères insondables du cordon-bleu, de l’origine de la meringue (qui ne fut pas inventée à Meiringen, n’en déplaise à Joseph Favre) et de la sauce café de Paris (née à Genève en 1930 grâce à un certain Monsieur Boubier)… L’industrie n’est pas non plus avare en trouvailles étonnantes, singulières, parfois confinées à un étroit terroir, d’autres vouées à conquérir la planète. La rece e des Sugus, n’a plus grand-chose à voir avec celle de 1931; racheté par un grand groupe, le bonbon coloré s’écoule à des millions d’exemplaires en Chine lors du Nouvel An, où son idéogramme est synonyme de chance… Rivella, Pepita et autre Vivi Kola n’ont pas précisément connu le même succès hors des frontières nationales.
Comment diable une bizarrerie en tube nommée Cenovis a-t-elle été imaginée (à base de levure de bière, d’eau, d’extrait végétal et de vitamine B1), en vue de doper l’apport protéique de nos soldats? Et que dire du Parfait, ce e autre pâte à tartiner imaginée dans les années 1940 sous une forme végétale, par un chercheur genevois fasciné de même par les propriétés de la levure. Avant d’être réinventée en mode omnivore, convoquant extrait de levure, cornes d’abondance, foie de porc, épices et graisses végétales.
Précis et poétique
Il aura fallu plus de vingt ans et une vraie opiniâtreté depuis le premier postulat déposé par Josef Zisyadis, alors conseiller national, pour mener à bien ce e aventure collective – qui s’incarne désormais en 700 pages illustrées et près de 3 kilos.
Une association s’était alors constituée (regroupant notamment la Conférence des offices cantonaux d’agriculture, Slow Food, Agridea, les AOC-IGP), afin de concrétiser le projet. Au premier recensement établi par des chercheurs et spécialistes mandatés par la Confédération et les cantons entre 2005 et 2008 accessible en ligne – essentiellement en allemand – a suivi cet inventaire précis et poétique à la fois, mis à jour et enrichi grâce aux enquêtes de terrain, à la grande érudition du journaliste Paul Imhof. Une somme enfin (bien) traduite par Patrick Vallon, qui a dû souffrir de quelques migraines devant des expressions de derrière les fagots, surgies du patchwork des idiomes alémaniques…
Paul Imhof, «Le Patrimoine culinaire suisse», Editions Infolio, Photographies Antal Thoma.
Véronique Zbinden
Publié lundi 12 décembre 2022 à 11:38